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L’art contemporain, de l’abstraction à la figuration libre

 

   La FIAC existait déjà depuis 1974, mais en avril 1980 s’était tenu un salon, le 1er MIGAME, Marché International des Galeries d’Art Moderne et Edition, qui semble n’avoir jamais eu de seconde édition, mais qui fit évènement dans le quartier de Bastille rénové.

Nous y étions allés ensemble avec Dhoye. Nous allions voir Franck Bordas sur son stand. A cette époque il avait encore son atelier rue des Guillemites ; il avait amené une presse sur le stand et faisait des démonstrations de tirages de lithographies avec une pierre gravée… par Dhoye, qui retravaillait en direct la pierre ou les tirages ainsi réalisés, selon son inspiration, et pour plaire aux visiteurs ; car Dhoye, présenté comme un peu rude, est un type charmant, aimable et bien élevé, quand il veut.

  Ce premier MIGAME, ambitieux, était patronné par Henri Jobbé-Duval, une sommité de l’époque dans le marché de l’art. Tout ce que Paris comptait de galeries branchées s’y trouvait réuni, attiré par le bon plan commercial que cela pouvait représenter (les foires d’aujourd’hui ont confirmé depuis la viabilité du concept) ; tout l’art contemporain parisien du moment s’y était déplacé. De la galerie Art 204 à Saint-Germain des Prés, à la galerie Artfrance, rue Matignon, en passant par la galerie Bernier, dans le sixième, les tendances, les styles, les modes, les courants les plus variés étaient représentés. La galerie Arenthon n’existe plus en 2016, mais elle affichait une belle liste d’artistes très connus : Arp, Bellmer, Corneille, Ernst, Giacometti, Lam, Matta, Miro, Picasso, Tanguy, avec une citation de René Char dans le catalogue : « Le monde de l’art n’est pas le monde du pardon » ; tout un programme.

Frank présentait évidemment à ce MIGAME les œuvres d’autres artistes qui venaient graver chez lui. Il y avait Gilles Aillaud, Jorge Camacho, Jean-Paul Chambas, Jean Clareboudt, Henri Cueco, Erró, Gérard Fromanger, Gérard Garouste, Roberto Matta, Maurice Matieu, Daniel Pommereulle, Jean-Claude Silbermann, Buri, Messac, Rougemont, Jaccard, Yvel, Tirouflet, des artistes aux styles différents, plus ou moins associés aux tendances ou courants qui se développaient dans l’immense chaudron culturel de l’époque. On pouvait palper dans l’air l’ambiance d’un changement, d’une mutation, d’une transition : d’un côté, vers le passé, dans les galeries qui en faisait le commerce, on pouvait toujours voir les œuvres de sommités reconnues, comme Vlaminck, Picasso, Miro ; ailleurs, dans d’autres établissements, des célébrités plus récentes, Max Ernst, Roberto Matta, Camacho ; et, dans les galeries ‘en pointe’, les nouvelles gloires, Erró, Rougemont, Clareboudt, Fromanger, Silbermann, Chambas, les uns et les autres oscillant ou évoluant entre le surréalisme, le pop art, le néo-expressionnisme et le nouveau courant de la ‘figuration narrative’, avant de voir l’avènement de la figuration libre avec Boisrond, Di Rosa, Combas.

Pas facile d’y voir clair dans cet imbroglio de courants et de tendances. Et pourtant, pour comprendre le parcours de Dhoye, il faut expliquer un peu le contexte dans lequel il évoluait alors, et moi avec, embarqué dans cette histoire pas tout-à-fait malgré moi, mais sans avoir toutes les cartes et encore moins les codes pour m’y diriger seul et en comprendre les mouvements et les évolutions.

  Essayons une simplification :

  Depuis les origines de l'art pictural, de Lascaux à la Renaissance en passant par le Moyen-Age, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la peinture a toujours eu une composante figurative, portée par la tentative de reproduire l'illusion de la réalité visible : c’est la peinture dite classique, celle des musées nationaux, dans une vision occidentale du moins.

La mimésis (l'imitation du réel) a longtemps été un élément important de l'art ; à partir du début du XXe siècle, avec le daguerréotype et la photo, l'art ne vise plus la vraisemblance, ni le réalisme le plus exact.

  Entre 1905 et 1912, l'abstraction apparaît presque au même moment en plusieurs endroits. Vassily Kandinsky est considéré comme l’initiateur de l'art abstrait, lorsqu’en 1910 il peint une aquarelle où toute référence au monde extérieur est délibérément supprimée. L’abstraction n’aura dès lors qu’une influence et une place croissantes.

  En 1962, la structure narrative apparaît dans l’œuvre de certains artistes comme Peter Klasen, arrivé d’Allemagne en France en 1959, ou Hervé Télémaque arrivé de New York quelques mois auparavant. Ce dernier rencontre la même année Bernard Rancillac qui participe au Salon de la jeune peinture avec ses camarades Eduardo Arroyo, Gilles Aillaud et Antonio Recalcati, réunis sous l'influence d’Henri Cueco. Bon nombre d’entre eux étaient émigrés depuis peu en France, et réunis dans leur engagement contestataire envers le pouvoir capitaliste.

   Parmi les autres mouvements de l’art contemporain de cette époque, l'art conceptuel apparaît dans les mêmes années 1960 ; ses origines remontent aux ready-made de Marcel Duchamp. L'art y est défini non par les propriétés esthétiques des objets ou des œuvres, mais seulement par le concept ou l'idée de l'art.

L'art conceptuel n'est pas une période précise de l'art contemporain, ni un mouvement artistique structuré ou un groupe d'artistes précis. On peut dater le courant d'art conceptuel, au sens strict du terme, entre 1965 et 1975.

Avec l'art conceptuel, on assiste, pour la première fois dans l’histoire de l'art, à une ‘expression artistique’ qui peut en réalité se passer de l'objet.

   Comme il y avait eu le ‘Nouveau Roman’, puis la ‘Nouvelle Vague’, est apparue la ‘Nouvelle Figuration’, un mouvement artistique qui fit la transition entre l’abstraction hégémonique des années 1950 et une figuration dite « narrative ».

En 1964, année de référence, Gérald Gassiot-Talabot organise au Musée d'art moderne de la ville de Paris la première exposition officielle d’art contemporain figuratif. Cela met fin à soixante ans d'avant-gardes abstraites en France en donnant naissance à la figuration narrative, et tente de redonner à la peinture une fonction politique et critique de la société de consommation.

  La plupart des artistes de ce mouvement furent marqués par les thèses gauchistes de Mai 68. Leur engagement politique était fort et très empreint dans leur démarche artistique. Plutôt que d’en faire un discours explicite, ils estimaient que le potentiel subversif de leurs œuvres devait s’exprimer dans leur dimension esthétique, comme le revendiquèrent l'antifranquiste Eduardo Arroyo réfugié en France, Gérard Fromanger, Erró, Ivan Messac, ou Henri Cueco. Il serait trop long de revenir ici sur des luttes d’une autre époque, leurs fondements, leurs objectifs, les valeurs défendues, quand aujourd’hui Internet et les réseaux sociaux sont les vecteurs de communications de toutes les révoltes quotidiennes, en temps réel, et les supports de la contestation permanente sur autant de murs que d’abonnés facebookés ou twiterisés. L’idéal politique s’est un peu dilué, et nécessairement avec, le support qui le portait s’est affaibli. Le travail de Dhoye, indépendant, n’a pas perdu une once de sa force, jusqu’à aujourd’hui.

   Dans les années 80, ces artistes avaient une petite cinquantaine d’années chacun, Cueco était un peu plus âgé, Dhoye avait 29 ans et moi 25. Aillaud, Klasen, Cueco, Arroyo, Fromanger, Bouillé, je les ai tous rencontrés à l’atelier de Franck, j’ai échangé avec eux au moins une fois, et souvent plus. J’étais impressionné, inquiet, maladroit, et souvent sans raison, car tous ces artistes sont en général des êtres délicieux, charmants ; mais ce sont aussi des fauves, prêts à jaillir pour défendre leur travail, en cas de doute ou d’absence de vigilance : je me souviens de Pommereule, qui voulait me clouer avec des poignards sur son mur de torture, ou Matieu, qui m’avait fait la leçon parce que je lui avais fait perdre du temps en arrivant en retard.

Dhoye me mettait toujours une certaine pression, pour que je ne m’égare pas, que je ne fasse pas de faux pas qui aurait pu être fâcheux (pour lui, pour moi ?).

   Lorsque j’ai rencontré Dhoye, en 1976, il réalisait surtout des dessins, à la mine de plomb, sur vélin, d’inspiration surréaliste. Et, s’il s’affichait comme un maître du trait, il montrait surtout un talent remarquable de dessinateur hors pair, et un génie créateur dont l’originalité et la prolixité faisaient déjà songer à un ogre de l’art.

  Dans son discours, Breton, Bataille, Canceliet, Ernst ou Brauner, étaient des phares souvent relevés, des référents de la Pensée, laquelle, avec l’Histoire, était indissociable de la réflexion dhoyenne sur l’art et la peinture.

   Peu avant l’ouverture de la galerie rue des Guillemites, il travaillait déjà à l’atelier de Franck (avant que celui-ci ne déménage rue Princesse), sur une série de lithographies[1] dans un style psychédélique en noir & blanc percutant, qui inspira les grands formats sur support bois de sa première exposition à la galerie, avec les tirages lithos associés : du lourd, dans le jardin de la nouvelle figuration !

Car avant et durant la période de la galerie des Guillemites, les rencontres étaient fréquentes avec les autres peintres de l’atelier de Franck, ceux de cette nouvelle figuration narrative, en particulier ; les discussions, c’était selon, parfois chez Jouffroy, chez Sergeant ou chez Bailly, pouvaient être tendues. Les idées politiques engagées des tenants de ce courant, à visée contestataire, issue des mouvements de 68, qui côtoyait quand même le pop art et les expériences conceptuelles, se propageaient dans toutes les conversations de l’intelligentsia parisienne, où quelques acteurs qui comptaient dans le monde de l’art tenaient le devant de la scène.

  Marcel Dhoye avait une autre conception de l’art, et, peut-être du fait de son caractère un peu bourru, avait parfois tendance à ‘se la ramener’, ce qui est indéniablement un signe de forte personnalité, mais peut avoir aussi des inconvénients. Du fait, ‘l’ouvrir’ au milieu de gens qui ont également une personnalité affirmée, avec 25 ans d’âge en plus, et qui sont en pleine force de l’art, avec la main depuis peu sur le main-stream, lorsque l’on tente de s’y faire une place en vue, sûr de son bon droit, fort de son talent, cela présente des risques. Et Dhoye en prenait ; il a aussi pris des coups ; pour le moins, il s’est parfois fait mal voir. Mais pour la bonne cause, celle de l’exigence, du sens de l’histoire, du grand art, comme on envisage le Grand Œuvre, une dimension supérieure de l’être. D’engagement contestataire, à forte connotation politique même, Dhoye n’en manquait pas, il n’avait pas attendu qu’on le lui demande. Mais il n’était pas nécessairement toujours en phase avec la pensée dominante de l’époque ; il n’avait pas particulièrement envie d’aller à Cuba, et s’en ouvrait à Régis Debray, à qui ça ne plaisait pas ; il trouvait que les images à répétition sur la base d’un ‘truc conceptuel’ qui vaut ensuite pour signature d’un style, ça n’incitait pas toujours à crier au génie.

  Je souscris à cette idée, très bien exprimée en son temps par Balthus, lors d’une interview dans son chalet de Suisse, qui authentifie clairement les artistes ayant trouvé un ‘truc’ (à ne pas confondre avec une ‘série’), et qui en font un abondant usage, une œuvre quasi industrielle, un vrai commerce, mais qui semblent finalement en mal d’inspiration, souvent limités techniquement, et devant se justifier obligatoirement par un discours convenu.

L’été dernier (en août 2015), en vacances dans le Lot, lors d’une visite à Villefranche de Rouergue avec Garros, un autre ami peintre, je suis allé visiter une galerie, ‘l’Atelier Blanc’, très accueillante, au bord de la rivière Aveyron, au cœur d’un splendide jardin, qui présentait une exposition de Claude Viallat ; j’étais allé, il y a fort longtemps, voir une exposition des œuvres de cet artiste à Beaubourg ; la même chose. Voilà typiquement à mes yeux l’artiste à ‘truc’, doublé d’un récupérateur de vieux chiffons, qui a sans doute nourri son œuvre de sa réflexion, mais qui nous refile un truc difficile à digérer visuellement ; car si c’est bien toujours de l’art (et encore), ce n’est assurément plus de la peinture.

 

viallat toile de tente

  Je n’arrive pas à imaginer mettre cela dans ma collection, sur aucun mur de ma maison ; ça me donne envie en revanche de dire des choses très désagréables sur la fumisterie et les limites de la roublardise. Quant à y mettre le moindre sous...

Respect monsieur Viallat, vous avez réussi à présenter votre travail avec un discours persuasif, puisque vous l’avez bien vendu et avez réussi à en vivre. Mais quand même, moi j’ai du mal ; il ne faut pas abuser la nature. En tant que spectateur avec un œil qui aime voir, devant votre toile de tente avec ses ‘patins’ de peinture crouteuse en guise de camouflage militaire, je me suis senti insulté et méprisé ; j’ai eu honte de voir.

  J’ai compris ce sentiment depuis très longtemps, lorsque Dhoye râlait devant telle ‘image’ dont le trait approximatif ne donnait aucun relief au fond, des couleurs mises ici et là, comme ‘de trop’, dans une figuration douteuse qui se voulait engagée ; ou devant des ignominies, comme ce cochon constitué entièrement de pâquerettes en plastique blanches, réalisation d’un ‘artiste’ dont j’ai heureusement oublié le nom, découvert lors d’une visite ensemble à une FIAC de ces années-là.

Quand on connaît son talent, son génie et sa capacité de travail, on comprend aussi son mépris et sa colère. Alors évidemment, ça ne facilite pas la carrière.

   Ils étaient trop nombreux, déjà très bien organisés, solidaires, pour que l’insolence et l’impertinence de mon ami - ce qui a pu paraître de l’arrogance parfois-, ait eu aucune chance de les déstabiliser ou de remettre en cause leur belle confiance ; cependant il les a perturbés, voire vexés pour certains.

   Et puis il y eut la seconde vague du tsunami. Depuis quelques années déjà, dans plusieurs pays, une nouvelle génération d’artistes, plus jeunes, commençait à faire parler d’elle et proposait une peinture figurative et colorée : néo-expressionnistes ou Nouveaux Fauves en Allemagne, Trans-avant-garde en Italie, Bad Painting aux États-Unis, Figuration Libre en France. Comme le cubisme s'était ouvert à l’art africain et océanien, le surréalisme aux dessins d’enfants et à l’art des fous, le pop art à la publicité et à la bande dessinée, cette nouvelle tendance s’ouvrait à des formes d’expression marginalisées (publicité, BD, science-fiction, dessins d'enfants, influence de la culture des banlieues).

En France, Hervé Perdriolle et Bernard Lamarche-Vadel sont les principaux promoteurs de la ‘figuration libre’, mouvement très médiatisé dans les années 1980, qui s'est constitué autour de figures marquantes comme Robert Combas, Hervé et Richard Di Rosa, Rémi Blanchard, François Boisrond. Entre 1982 et 1985, en plein dans mon aventure de galeriste, et comme un deuxième obstacle sur le parcours de Dhoye, ces artistes exposent à plusieurs reprises avec leurs homologues américains : Keith Haring, Jean-Michel Basquiat, Kenny Scharf, entre autres ; et en 1985 le mouvement sera représenté à la Biennale de Paris.

   Parfois il faut se faire modeste et savoir utiliser aujourd’hui l’énorme puissance d’information qu’internet permet ; je me satisferai donc de citer in extenso ce qu’un wiki dit très bien des artistes de la figuration libre : « Cette nouvelle génération de peintres est animée par un enthousiasme et une désinvolture qui contrastent avec la sévérité des années 1970 (art minimal et conceptuel, Arte povera, Supports/Surfaces, etc.). Cependant, à la différence de la Transavangardia italienne et des néo-expressionnistes allemands, ces peintres ne se réfugient dans aucune nostalgie. Ils s'inscrivent sans honte ni culpabilité dans l'actualité de leur temps, avec un style coloré, graphique et simplifié, inspiré de la bande dessinée, de la science-fiction, des dessins d'enfants et de la culture des banlieues. Les artistes de la figuration libre restent cependant moins influencés par les graffitis que les Américains. Leur peinture fait davantage référence aux « arts populaires » : monstres et robots pour Di Rosa ; art brut et imagerie arabe et africaine pour Combas ; contes et légendes, cirque, pour Blanchard ; publicité et objets industriels pour Boisrond ».

   En 1981, année d’ouverture de la galerie des Guillemites, Robert Combas et Hervé di Rosa font leurs premières expositions internationales à la Galerie Eva Keppel à Düsseldorf et à la Galerie Swart à Amsterdam, le critique d'art Bernard Lamarche-Vadel organise dans son loft parisien l'exposition « Finir en beauté » à laquelle participent Di Rosa, Boisrond et Combas, ainsi que Jean-Michel Alberola, Jean-Charles Blais, Catherine Viollet et Rémi Blanchard ; Ben, qui crée pour l'occasion l'expression « figuration libre », organise à Nice l'exposition « 2 Sétois à Nice : Ben expose Robert Combas et Hervé Di Rosa » ; exposition ‘Ateliers 81-82’, avec Combas et Di Rosa au Musée d'art moderne de la ville de Paris, que j’ai visitée, seul cette fois-là.

   Il y avait de quoi décourager le plus talentueux des artistes méconnus et blacklistés. Mais il en fallait plus, aussi, pour arrêter un Dhoye de créer.

  Pour moi, la galerie allait devenir l’une de mes expériences de vie les plus excitantes et la plus extraordinaire aventure qui pouvait m’arriver.

Après Jean-Max Albert, j’ai organisé une exposition des lithographies de Dhoye, des grands formats psychédéliques, sur lesquels j’ai écrit un petit commentaire, qui servit à présenter la même sélection d’images, exposées ensuite à la Maison de la Culture d’Enghien. Cette manifestation fut inaugurée par une rencontre de l’artiste avec le public, animée par Gérard Courchelle, journaliste, devenu ensuite un chroniqueur connu à France-Inter et France-Info.

  Et puis il y eut la présentation de 180°, une nouvelle collection des Editions Bordas, dirigée par Thierry, frère de Franck : pour la plupart les ouvrages étaient une collaboration entre un écrivain, un poète, et un artiste plasticien, un peintre. Il y eut ainsi Philippe Sergeant et Marcel Dhoye, Serge Sautreau et Antoni Taulé, Alain Jouffroy et Hervé Bordas, Michel Bulteau et Roger Pfünd, Carole Naggar et Sarah Holt, pour en citer quelques-uns. Meret Oppenheim était invitée à cet évènement, avec son livre Sansibar, recueil de poèmes illustrés de sérigraphies ; mais surtout elle était présente au vernissage. J’ai revu ensuite cette grande dame à plusieurs reprises, dont un repas mémorable en tête-à-tête à La Coupole, peu de temps après des honneurs et des récompenses reçus en Suisse, son pays natal.

  Elle raconta des choses inouïes aux oreilles du jeune homme que j’étais à l’époque : sa rencontre avec Picasso, ses relations avec Man Ray et Max Ernst, et quand elle était petite et qu’elle jouait avec Jung, Karl Gustav lui-même, ami de la famille qui rendait régulièrement visite à son père. Un jour peut-être je raconterai toute cette histoire en détails, les incroyables rencontres faites alors, le passage de Toyen ou d’André Masson à la galerie, la visite de Bob Wilson, alors qu’il présentait Orlando au Châtelet, lors de l’exposition de Mickael Simbruck qui était son assistant, jeune protégé de Castor Siebel. Castor était un ami de Mourlot, un proche de la famille Bordas, ami intime de Jean Paulhan, par ailleurs marchand de Fautrier, De Staël, et autres peintres célèbres. Castor est un personnage rare, mystérieux, surprenant, et il fut un mécène généreux à la fois pour son jeune protégé et pour la jeune galerie que je venais de créer.

   Dis comme cela, il n’y paraît pas, mais on peut imaginer l’émotion qui me traversait à chaque fois, lors des visites d’atelier chez Kowalski ou chez Rougemont, pendant les rencontres avec Alexis Baatsch ou Meret Oppenheim, durant les vernissages, avec la visite inattendue de Toyen, Nougaro ou Julian Schnabel. J’évoluais dans une autre dimension.

   Et puis il y eut l’expo de Maurice Matieu intitulée ‘Babel - Beyrouth’, réalisée en réaction au massacre de Sabra et Chatila, en septembre 82, un mois après l’attentat de la rue des Rosiers, à deux pas de la galerie.

   Cela allait durer deux ans et demi, de septembre 81 à mai 83 ; je ne ferai pas ici le récit détaillé de chaque exposition, des affres du galeriste solitaire, mais aussi des soirées jusqu’à pas d’heure avec Jean-Christophe Bailly, Alain Jouffroy, Daniel Pommereulle, Philippe Sergeant, Matieu, et tant d’autres fréquentés durant cette période d’intense agitation artistique et intellectuelle. Je peux en revanche, trente-cinq ans après, me prévaloir de cette expérience pour dire d’où je parle et ce qui m’y a conduit, en quoi je me sens légitime de le faire.

   Mes choix de l’époque manquaient peut-être de maturité ou de conviction, je n’avais pas la ‘culture’ nécessaire, j’étais encore très influencé par la pensée de Dhoye, ses rêves d’histoire et d’images merveilleuses ; tout ce qui m’arrivait me dépassait un peu, j’étais entrainé par le tourbillon de l’art et de l’histoire, comme tiré malgré moi par les forces du temps et du destin conjuguées.

Cependant, de façon claire et nette, l’axe majeur de mes choix intellectuels mélangés de mes goûts, c’était, à l’image du travail de Dhoye, tout ce qui était issu de la figuration surréaliste, dont les œuvres majeures sont signées de maîtres comme Max Ernst, Roberto Matta ou Camacho, le Haut Ton dans le pigment, la sublime réalisation de l’œuvre ; d’autres travaux me passionnaient : l’œuvre tout à fait originale de Dado fut un bouleversement pour moi ; Bacon une révélation ; Giacometti l’envie de posséder ; Bellmer, son trait fantastico-érotique illustrant Bataille, et associé dans la vie à Unica Zürn ; Balthus et ses incroyables jeunes filles, beautés nubiles, toute faites de grâce et de désirs ; son frère Pierre Klossowski, aux dessins puissamment évocateurs et symboliques ; et encore Victor Brauner, le plus inspiré peut-être, le plus ésotérique surement, qui développe un langage pictural hypnotisant et magique.

Dhoye avait fait la synthèse de toutes ces expériences, toutes les recherches, toutes les directions prises par ces peintres ; chaque chemin, chaque ruelle, chaque sentier emprunté par ces grands ainés, il les avait arpentés à son tour, refaisant le parcours à son compte, pour y comprendre sa source et son destin, sa direction et son espace étendu. C’est ainsi qu’il avait reconstitué un puzzle historique de la peinture, remplaçant le déroulement linéaire par une vision à 360° : ce diable de peintre a plus d’un pinceau dans sa boîte, il a tous les talents et il excelle dans de nombreux styles, aussi bien l’abstrait cubiste que l’expressionnisme classique, le surréalisme ou le style sans école de Jean Cocteau, plus alors par imitation ; et monsieur travaille à l’ancienne, sur toile ou papier, aussi bien la mine de plomb que l’aquarelle, la gouache ou l’acrylique moderne ; c’est incroyable ce que ce type est bon en tout, parfaitement doué, un immense talent au service d’une créativité authentique et prolifique, un artiste génial, habité par un charisme de granit.

 

Attaque des Moustiques plus s  3

Marcel Dhoye, Psychédélique, 2011

 

   Parmi les autres tenants de la figuration ayant exposé à la galerie, Maurice Matieu a son style propre, qui tente d’inventer un rapport entre peinture, mathématiques et politique ; Aeschbacher est un ancien affichiste, ami de Hains et Villeglé, et son exposition « Voyelles oblitérées », présentée par Alain Borer, affichait aussi l’éclectisme du lieu ; Martial Thomas a présenté des photos de composition sur le thème du romantisme allemand, et Mickael Simbruck des œuvres poético-surréalistes à base de techniques photographiques (sur un thème inspiré du masque mortuaire d’Antonin Artaud).

Mais pour le plus grand nombre d’artistes exposés aux Guillemites, c’est la tendance abstraite qui l’emportait : Jean-Max Albert a proposé des œuvres abstraites, tendance géométrique, Sarah Holt, des photos « abstraites », Hervé Bordas, des lithos abstraites lyriques, Turiot des peintures dans le style abstraction lyrique, Ayashi Yoshifumi, abstraction tendance japonisante ; Rougemont, peintures et sculptures abstraites, version géométrique. Autant dire une majorité de peintres dits ‘abstraits’, tendance lyrique la plupart du temps.

Trente ans plus tard, en suivant le travail de François Garros à La Rochelle, j’ai trouvé à tout cela un sens nouveau, une orientation que je n’avais pas bien saisie à l’époque.

   Certaines galeries ont fermé depuis, d’autres se sont développées, le marché a évolué, et quelques dizaines d’artistes ont réussi à faire le parcours jusqu’à aujourd’hui, plus ou moins connus, plus ou moins riches, plus ou moins talentueux. Il y a toujours les grands maîtres, et de nouvelles tendances continuent l’évolution, parfois affligeante, de la peinture moderne.

Franck Bordas a évolué vers le numérique pour les reproductions et a continué d’éditer des estampes originales et des livres d'artiste, avec les artistes de l’atelier, Aillaud, Blais, Boisrond, Chambas, Di Rosa, Erró, Rougemont, Télémaque, Zao Wou-Ki...

   Quoiqu’il en soit, quoiqu’il m’arrive désormais, c’est la peinture de Dhoye qui emporte ma préférence, mes choix, qui me sert de référence, qui fait autorité. Dhoye est unique (et même vareuse aurait rajouté Sergeant, mais Sergeant avait un humour de phoque), et il est génial ; mais il est seul (parfois un peu trop).

 

 

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 Marcel Dhoye, Minotaures


[1] Voir texte sur cette série de lithographies

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